« Présumé décédé à Auschwitz », récit d'un piège


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Ariane Kandilaptis

Photos : Ariane Kandilaptis

L’exposition « Présumé décédé à Auschwitz » retrace comment le piège s’est refermé sur les citoyens juifs liégeois dans les années 1940. Rencontre avec Thierry Rozenblum, le chercheur qui a rendu ce récit possible. 

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 « Présumé décédé à Auschwitz »  est une exposition à l’initiative de la Ville de Liège et de deux associations qui portent ce travail de recherche : la Fondation de la Mémoire Contemporaine et Mémoire de Dannes-Camiers ASBL. La première travaille surtout sur l’histoire de la communauté juive de Belgique et la seconde plus précisément sur la déportation des juifs de la région liégeoise. L'événement se fonde sur la recherche de Thierry Rozenblum, auteur de la monographie « Une Cité sur Ardente ? Les Juifs de Liège sous l’Occupation ».

Une histoire personnelle

L’exposition aborde la déportation et tout le mécanisme administratif qui permettait aux autorités de suivre les juifs où qu'ils aillent. Thierry Rozenblum n’a pas choisi ce sujet par hasard : son histoire familiale est elle-même marquée par cet épisode historique :

Thierry Rozenblum

« À l'occasion de l’anniversaire de mon grand-père, qui avait 103 ans, j’ai fait des recherches familiales. J’ai ensuite déniché des documents qui donnaient des informations sur un aspect de son histoire, notamment sa déportation. À Liège, on connaissait cet épisode de loin, mais nos familles n’en ont jamais parlé. Elles ont été déportées dans le nord de la France et, au moment de leur transfert vers le camp d’Auschwitz, il y eut une grande évasion. Un certain nombre ont pu rentrer en 1942, dont mon grand-père, car les trains n'étaient pas encore fermés. Mais mes aïeux n’ont jamais voulu témoigner de cet épisode-là parce qu’Auschwitz couvre pratiquement tout. Ça leur paraissait probablement indécent de témoigner de ce qu’ils avaient vécu, car ils savaient et estimaient que ces camps n’avaient rien à voir avec Auschwitz ». 

Ce qui était au départ lié à son histoire familiale devient finalement une recherche sur les déportés du nord de la France, puis une monographie. Le processus d'investigation historique, qui devait durer le temps de l’anniversaire, s'étendra finalement sur plus de 10 ans : « Ce travail de recherche a commencé en 1999. L'exposition est une des étapes d'un immense labeur ». Petit-à-petit, ce marathon, soutenu notamment par Maxime Steinberg (un des pionnier de l’histoire de la Shoah), permet à Thierry Rozenblum d’apprendre le travail d’historien.

ThierryThierry Rozenblum

La genèse de l’exposition

L’exposition est uniquement composée de documents originaux en quantité impressionnante. Thierry Rozenblum s’est rendu dans des pays très divers pour réunir tous ces documents : en Allemagne, à New-York, en Pologne, etc. « Tout ce labeur est un travail d’archives. Et c’est là qu’interviennent la ville et le bourgmestre. Il m'a donné accès à toutes les archives, sans limitation. La ville s’est impliquée dans ce travail-là. Le bourgmestre sera le premier de Belgique à reconnaître la responsabilité des autorités de l’époque dans la mise en place de la politique contre les juifs ». Un projet était également en préparation avant la crise du covid mais il n’a pas pu se faire :

Thierry Rozenblum

« La ville nous avait demandé, pour le 75ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, de montrer des visages. Donc, avec Barbara Dickschen, nous avons fait un premier travail. Mais la pandémie est survenue à ce moment-là. Les Fonds Patrimoniaux nous ont contacté pour relancer le travail, et nous avons repensé à un nouveau parcours. On a axé une partie sur l’hommage aux victime,s et une autre dédiée à une question : avec quels matériaux écrit-on l’histoire ? » 

« Une affaire de paperasse »

Thierry Rozenblum l’a répété plusieurs fois : toute cette histoire n’est qu'une affaire de paperasse. 

Thierry Rozenblum

« De 1940 à 1942, dix-huit ordonnances sont publiées. La première est celle du Registre des juifs. Quand les Allemands arrivent ici, pour eux, les juifs, c’est la guerre dans la guerre. Mais l’administration belge et les Allemands ne connaissent pas les juifs d’ici. Ils savent qu’ils sont là, mais la constitution belge interdit le recensement des personnes sur des critères religieux, politiques ou philosophiques. Les Allemands veulent donc les identifier. La première loi édicte le Registre des juifs. Avec toute cette exposition, on montre leur mécanique. Toute l’histoire de la Shoah en Belgique est une histoire de paperasse : ce sont des listes » 

279086215 538665664435677 3146307737393370271 nLa première liste de juifs qui apparaît dans un journal, le marquage des documents administratifs et une liste de « transport », c'est-à-dire de déportation.

L’administration communale invite les juifs (car elle ne peut pas l’exiger) à s’inscrire dans ces registres. Cette instruction vient de l’autorité allemande, mais nos villes vont l'appliquer. Derrière ces atours d'invitation se cache un emprisonnement ou une amende pour les personnes qui n'y donnent pas suite.

À l’époque, il faut bien se rendre compte que personne ne se doutait de ce qu’il allait se passer. Les gens sont spontanément allés s'inscrire auprès de l'autorié belge. Et dès que leur nom est consigné, le piège peut se refermer. 

Chaque commune avait sa fiche, mais un seul enjeu les intéressait : « À partir du moment où ces fiches sont établies, le sort des personnes est scellé. Dès que les Allemands ont enregistré les juifs, ils vont confectionner leur cartothèque. Ils réussissent à établir 56.000 fiches avec le nom de toutes les personnes. Ensuite, ils vont suivre les juifs à la trace ».  

La mise au travail obligatoire va ensuite permettre aux Allemands d'inciter les juifs à se rendre spontanément. « Après les avoir identifiés, on va les mettre au travail de manière obligatoire, et ce dès 1942. Les juifs ont perdu leur emploi. On les élimine, ça apparaît comme une mesure sociale. Dans le document de la mise au travail dans le nord de la France, j’ai retrouvé par hasard le nom de mon grand-père. Dès que le recensement est fait, le sort est scellé et on les suit partout : c’est la paperasse de l’antisémitisme. Car ils ne disent évidemment pas “on va vous déporter à Auschwitz et on va vous tuer”, ils mentent en affirmant qu’ils vont travailler à l’Est. C’est le piège.».

Les juifs reçoivent une lettre pour aller chercher leur convocation de mise au travail. Ce système ne va fonctionner que trois semaines.

GP OKListe de transport vers le nord de la France

(avec le nom du grand-père de Thierry Rozenblum)

La tâche administrative continue de jouer un rôle primordial dans toutes les étapes de ce piège « Quand la personne va être déportée, ils établissent une liste de ceux montés dans le train avec leur numéro. Et c’est le dernier document car après ils sont assassinés. Sur la liste de transport, ils remettent un cachet pour suivre la trajectoire des personnes. C’est vraiment un travail de bureau et c’est ce qu’on va appeler : le crime de bureau. » 

Présumés décédés

En réalité, beaucoup de personnes sont tuées avant même leur entrée dans le camp d’Auschwitz « Ce qu’il manque c’est un acte de décès. Peu de gens entrent dans le camp, ils arrivent, ils sont sélectionnés et ensuite assassinés directement. Donc, il faudra beaucoup de recherches pour trouver les listes et savoir s’ils ont été déportés vers Auschwitz. Alors, on peut ensuite faire un acte de décès mais on n’a pas de certitude.». Dans cette exposition, les organisateurs ont repris 9 parcours pour illustrer les différents aspects des trajectoires. 

Cette exposition « c’est ce qui m’a permis de faire mon recensement et ma base de données. Il a fallu que je tourne chaque page des 24 communes de la région liégeoise. Alors, j’ai pu tisser une base de données et établir 2.260 juifs sur 400.010 habitants. 733 personnes ont disparu et ne reviendront jamais. Après l’arrestation, on vole tout, c’est envoyé en Allemagne et les archives personnelles ne les intéressent pas, donc elles sont détruites. Mais grâce au registre de population, on a pu avoir ces photographies d’identité. Cette exposition est d'abord un hommage rendu aux personnes qui ont été assassinées (via la salle des portraits notamment) » Conçu à l’occasion du 75e anniversaire de la libération des camps d’extermination et de concentration, cet événement rend hommage à tous ces Liégeois victimes de la Shoah. 

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Mur en hommage au 733 liégeois disparus

Retrouvez cette exposition du 5 mai au 17 juin 2022 aux Fonds patrimoniaux (Féronstrée, 86 – 4000 Liège). 

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