Jeunes et médocs : ordonnance et dépendance


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Alexis Degommier, Nicolas Gobiet, Simon Lesenfants et Thomas Schefferzick

- Une enquête à écouter en podcast -

 
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Ces produits miracles guérissent vos banales douleurs et vos maux les plus graves. Accompagnés d’une notice rarement consultée, leurs effets secondaires ne sont que brièvement évoqués par votre médecin. La dépendance à ces substances a cependant de grandes chances de bouleverser votre vie.

De simples douleurs musculaires peuvent vous conduire au controversé Tramadol. Plutôt anxieux ? Une pilule de Valium vous soulagera. De la prescription à l’addiction, du traitement au détournement, trois jeunes exposent leur vécu. Jeff, Lucas et Maurine se sont retrouvés piégés par leur propre consommation. 

Leur adolescence n'a pas été épargnée par l'anxiété, la dépression ou encore l’épilepsie. De l’hôpital aux cabinets psychiatriques et centres de désintoxication, la nécessité de soins adaptés guide leur route. À chacune de ces étapes, les médicaments répondent présent. En grande quantité. Des parcours différents aux besoins similaires, ceux d’être entendus, compris et accompagnés par le corps médical. Ces trois jeunes n’ont pas eu cette chance. Absence d’empathie et manque d’information, un contexte propice à l'addiction. La relation de confiance entre patient et médecin se voit mise en cause. L’inaction des autorités belges en matière de législation pharmaceutique n’arrange rien. L’impact de la pandémie sur la santé mentale des Belges n’a pas encore suscité un débat autour de la médication et de l'accompagnement psychologique des patients.

Jeff, 20 ans : médicaments, drogues et internements

La fin de la consultation, Jeff aimerait en voir le bout. Depuis l'hôpital où est soignée sa dépendance à diverses substances, notamment les benzodiazépines1, il se remémore ses multiples tentatives de sevrage.

Cocaïne, Xanax, crack, les substances s’accumulent. Sa voix tremblante trahit un parcours difficile. Tombé dans la spirale de la toxicomanie à ses 18 ans, le jeune homme au visage marqué par la fatigue multiplie les passages en désintoxication. Bilan : « Ça n'a servi à rien ». Trompant facilement la vigilance des médecins et infirmières présents, Jeff parvient à se fournir en crack et en benzodiazépines malgré son internement au sein d’un célèbre établissement psychiatrique liégeois. Pire encore : « À l'hôpital je me procurais encore plus de drogues ». Une fois sorti de l'hôpital, sa consommation augmente de plus belle. « Je suis passé au Xanax, là je suis tombé totalement accro. Il m’en fallait au moins toutes les deux heures. Pareil que le Tramadol »

Une enquête nationale de santé menée par Sciensano, en 2018, note que « 4,3% de la population belge a utilisé une benzodiazépine dans les dernières 24 heures, et 1,2% un produit Z »2. Ces produits logiquement réglementés en Belgique restent abondamment prescrits. Les benzodiazépines et Z-drugs  (zoplicone, zalepon, zolpidem...) demeurent des somnifères terriblement efficaces, facilement détournables pour leurs effets psychotropes. Chez Jeff, ces médicaments côtoient alors les drogues dures. Cette addiction aux antalgiques3 et autres diazépines constitue, de son propre aveu, son addiction la plus prégnante. Un exemple parmi d’autres.

Nouvelle impasse. Tout juste sorti de sa deuxième cure de désintoxication, Jeff se rend chez un nouveau généraliste. Ce dernier, ne prenant même pas la peine de vérifier son dossier médical, lui fournit encore plus de benzodiazépines. Les vérifications élémentaires avant prescription passent à la trappe. Mais parfois, l’ordonnance elle-même pose question. Quelques minutes de consultation, et un énième médecin prescrit à l’adolescent des amphétamines afin de soulager ses besoins de cocaïne. « En obtenir aussi facilement m’avait fait marrer à l’époque », lance-t-il d’un air moqueur. 

La responsabilité ne se trouve pas que dans le camp médical. Bien souvent, trompés par de fausses maladies, de nombreux praticiens administrent de lourds traitements à de faux malades. Le contournement du système d’ordonnance, Jeff en maîtrise toutes les subtilités. Une méthode bien rodée. « Je faisais croire que j’étais anxieux et du coup on me refilait des prescriptions à la chaîne. [...] J’ai fait croire que je souffrais de problèmes de dos et du coup j’ai obtenu des prescriptions chez plein de médecins ».

1Médicaments aux propriétés sédatives, hypnotiques, anxiolytiques, anticonvulsivantes et myorelaxantes. Exemples : Xanax, Lexomil... (www.centreantipoisons.be)

2“Enquête de santé 2018” J. Van Der Heyden, F. Berete, S. Drieskens, Sciensano, p.35.

3Se dit d'un médicament ou de tout autre moyen qui prévient, atténue ou supprime la douleur. (www.e-cancer.fr)

 

Podcast épisode 1

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Lucas (nom d'emprunt), 22 ans : de consommateur à dealer

Veste noire, cheveux noirs, pantalon noir. Il a mis longtemps à accepter de témoigner. Pourtant l’histoire de Lucas illustre bien ce phénomène. Un parcours sinueux qui semble sans fin. 

Expérimenter et tester ses limites. L’adolescence est une période propice à cela mais quand la dépression et des médicaments lourds s’en mêlent, le cocktail s'avère explosif. Marqué par le divorce de ses parents, Lucas nécessite un suivi psychologique adapté. Dès 15 ans, il commence à consommer des médicaments délivrés par son médecin traitant. Grâce à l'augmentation des quantités, Lucas peut détourner ce traitement. « Les dosages, au départ, je suivais ce qu’on me donnait : 1 mg pour les anxiolytiques, et 10 mg pour les antidépresseurs [...] quand ma consommation est devenue récréative, je prenais 5 à 6 cachetons par jour ».

Xanax, Alprazolam et Brintellix, ces anxiolytiques puissants, consommés jusqu’à deux fois la dose prescrite, se retrouvent mélangés afin d’amplifier leurs effets. “J’ai commencé avec l’alcool, puis le shit et le cannabis. Avec d’autres médicaments aussi, les mélanges qu’on te déconseille de faire."

Au cœur des soirées, les médicaments côtoient très vite d'autres substances. Bercée par l’euphorie de la fête, la vigilance s’efface. L’accumulation des doses enracine souvent les consommateurs dans un état végétatif. “Les mélanges sont pas terribles  [...] mais pour le côté récréatif tu ne vas pas en tenir compte et tu vas expérimenter à taper n’importe quel dosage pour voir les effets.” Quid du suivi médical indispensable dans ce genre de situation ?

Simple prescription, complexe addiction. Lucas pointe du doigt un système dans lequel les médecins auraient tendance à prescrire trop aisément. “Tu peux facilement convaincre ton médecin traitant de te filer la dose que tu veux.” Les patients défilent au sein des cabinets, mais une fois sortis, l’accompagnement indissociable à ces traitements paraît inexistant. “Ils ne suivent pas ton dossier psychologique, pas du tout même”. Un rythme effréné de consultations et un manque de moyens investis dans l'accompagnement psychologique sont pointés du doigt. Loin de généraliser ces erreurs médicales, le professeur Quertemont (ULg), expert de la psychobiologie des toxicomanies, souligne : “En Belgique, on n’investit très peu dans les soins psychologiques y compris dans la formation des spécialistes, [...] les remboursements des consultations sont très mauvais. Peut être que l’abus de médicaments n’est qu’un aspect de cela. Quand vous n’avez pas un bon suivi psychologique, quel est le seul succédané que vous pouvez donner ? Les benzodiazépines.” 

L’adolescent recourt à diverses méthodes pour avoir davantage que les doses prescrites. “Je faisais croire que je perdais mes boîtes [...] J’ai également vu d’autres médecins pour avoir des médicaments en plus. À côté de ton généraliste, tu vas voir les médecins lambdas avec une ancienne prescription pour être crédible. Je faisais les consultations de remplaçants aussi, vu qu’ils ont pas le temps ils te filent ce que tu veux”. 

La consommation de médicaments de Lucas s’atténue, les boîtes de cachetons jonchent son bureau. Bien décidé à remettre de l’ordre, il décide de les revendre à la sauvette. “Tu te fais pas des mille et des cents mais ça te permet de gagner des sous, surtout que la boîte est gratuite de base”. Loin des réseaux souterrains et dangereux, le deal devient pour certains le moyen d’arrondir les fins de mois. Attention, une distance avec les acheteurs reste de mise. “Je cible les gens qui sont en manque, parce que je sais qu’ils vont tout faire pour obtenir leurs pilules [...]. Je ne m'intéresse pas trop à leur histoire. Ce qui compte c’est l’argent que je me fais derrière [...].” Un petit business privilégiant les adolescents. “Les médicaments, c’est un commerce profond pour un public ciblé. Ça s’adresse surtout aux jeunes”, explique Lucas.

Du recul sur son automédication incontrôlée, Lucas en prend de plus en plus. “De base c’était pour me soigner, après je suis tombé dans l’addiction.” Une phrase à l’image du parcours. La relation paradoxale entre la maladie et le soin constitue un piège pour les consommateurs, particulièrement à l’adolescence. D’après le professeur Quertemont, “Une relation entre le produit et le consommateur va apparaître. Ils se sentent mieux en prenant ces substances mais elles sont, dans un même temps, susceptibles d’augmenter les symptômes dépressifs ou anxieux si la consommation est importante.” Consommer plus de médicaments pour pallier aux symptômes provoqués par ces mêmes médicaments. 

"On ne m'a pas averti du risque de dépendance [...] J’ai commencé jeune, instable et je suis facilement tombé dedans”, confie Lucas, dénonçant le manque de prévention à propos des médicaments. Une adolescence tumultueuse et une absence d’information l’ont poussé vers l’addiction. Il ne semble cependant pas être un cas isolé.

 

Podcast épisode 2

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Maurine, 21 ans : une guérison en demi-teinte

Loin des détournements récréatifs, la dépendance aux médicaments touche également de simples malades. Déçue de ne pas être davantage accompagnée et informée, Maurine développe une consommation pathologique.

Dix ans. À cet âge, les enfants se rendent à l’hôpital pour un plâtre. Maurine, elle, consulte déjà pour un traitement anti-épileptique lourd. Problème, après une décennie, la jeune fille ne peut s’en passer. « Enlevez son alcool à un alcoolique ; il va être énervé et n'aura qu’une envie, celle de consommer au plus vite. Je subis exactement les mêmes types de réactions ».

Une fatalité pour Maurine. De sa dépendance aux anti-épileptiques émane une dépression, qu’elle traite par la prise d'anxiolytiques. Un sentiment de délaissement nourri l’amertume de Maurine quant à sa consommation. « Je me rends compte que toute ma vie on m’a menti. Normale, ma vie ne le sera jamais. Avec ce traitement, je ne pourrai à aucun moment allaiter mon enfant ».

En cause, la Dépakine. Ce médicament, indispensable à sa santé, peut provoquer de graves malformations congénitales. Dans ces conditions, attendre un enfant s’avère périlleux et risqué. Quelques recherches menées par hasard sur Internet conduisent Maurine à découvrir ces effets secondaires dévastateurs. Aucun médecin ne s'en était soucié.

Prends tes cachets et tais-toi ! La jeune femme regrette un manque d’humanité de la part du corps médical. « Il manque un côté humain dans la formation des médecins. Je ne suis pas qu’une épileptique, j’aimerais avoir une vie sur le côté ». Totalement soumise aux décisions des docteurs, elle n’a aucun mot à dire sur ce lourd traitement. « Mon médecin qui augmente les doses, je ne prends aucune décision sans l'avoir consulté », déplore-t-elle.

Un bras de fer s’engage alors entre Maurine et le neurologue réputé qui la suit. « Quand vous essayez de parler de vos problèmes, on vous regarde et vous prend pour un fou ». La rupture de ce dialogue, pourtant essentiel, confirme l’étendue des dégâts. Un symptôme caractéristique d’un dysfonctionnement destructeur.

 

Podcast épisode 3

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Un diagnostic belge

Une addition de facteurs pose un sérieux problème de santé publique. Peu de recherches documentent le nombre d’overdoses de médicament en Belgique. Entre 2014 et 2019, une seule étude, partielle, a présenté des chiffres sur le sujet.4 Les décès dûs à une surconsommation de stupéfiants semblent mal connus. L’apathie des autorités compétentes n’arrange rien. De nombreux médicaments psychotropes réglementés chez nos voisins restent disponibles en vente libre chez nous. Le dextrométhorphane, dérivé de la morphine réglementé en France depuis juillet 2017,5 reste accessible en OTC6 en Belgique. Afin d’apporter un point de vue juridique, nous avons successivement contacté le SPF Santé, l’INAMI, l’AFMPS7 et la Mutualité Libre. Les uns nous renvoyant systématiquement vers les autres. « Aucune personne ici n’est capable de répondre à vos questions », ont répondu les Mutualités, le SPF Santé et l'INAMI. 

Jeff, Lucas et Maurine ne sont pas les seuls à chercher des réponses à leurs questions. Tous illustrent une jeunesse se sentant délaissée par son système de santé. En pleine pandémie marquée par une forte hausse de la dépression8 l’investissement dans les suivis psychologiques ne serait-il pas un remède indispensable ?

4“Hausse d’overdoses mortelles en vue : la Belgique n’est pas prête…”, La Libre, Annick Hovine, 22 février 2019   

5“Agnès Buzyn décide d’inscrire la codéine et d’autres dérivés de l’opium à la liste des médicaments disponibles uniquement sur ordonnance” , Communiqués de presse d’Agnès Buzyn, 12 juillet 2017 (www.solidarites-sante.gouv.fr)

6Les médicaments OTC (Over The Counter) ou médicaments en vente libre sont des médicaments qui ne sont ni remboursés ni prescrits par un médecin. (www.economie.fgov.be)

7Agence fédérale des médicaments et des produits de santé

8“Première enquête de santé COVID-19 : résultats préliminaires”, Collectif, Brussels: Sciensano; 2020

Se faire livrer des drogues ? Un jeu d'enfant !

Se fournir en médicaments n’a jamais été aussi facile ! Munissez-vous simplement de votre téléphone et faites preuve d’un minimum de prudence. En utilisant une messagerie sécurisée tel que WickrMe, couplée à l’utilisation d’un pseudonyme et grâce à un bouche à oreille quasi instantané, vous disposez déjà du contact de plusieurs revendeurs. La caverne d’Ali Baba de la médication dans votre poche. En quelques messages, vous vous retrouvez sur un canal Telegram où le client est roi : liste, prix, promotions et même la livraison en France, Belgique ou Espagne par voie postale.

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