Nourrir la machine


Dans Culture On débat
Naomé Desprez

Illustration : Naomé Desprez

Le clic. Action rapide, omniprésente dans nos vies. Il semble partout, inscrit dans nos doigts. Les machines dévorent nos clics, se sustentent de nos données. Certains utilisateurs tapotent sur les touches des smartphones pour le plaisir, d'autres ont fait du clic leur travail. La série « Invisibles » se penche sur ces forcats.

Nous sommes tous des travailleurs du clic. Utiliser des applications gratuites implique d'accepter, sans le savoir, d'alimenter les entreprises qui les éditent. Comment ? En postant des photos et en y ajoutant hashtags, labels et autres étiquettes. Les utilisateurs offrent ainsi aux logiciels l'or moderne :  la donnée. « Elle est exploitée pour, d'une part, entraîner les algorithmes au sentiment analysis (l'analyse des sentiments des utilisateurs selon leurs posts sur internet) et de l'autre, afin d'exercer les intelligences artificielles qui font de la reconnaissance d'image », déplore Antonio Casilli, enseignant chercheur à l'université Télécom Paris. Le chercheur définit le « digital labor » comme un emploi que nous assurons tous les jours gratuitement, lorsque d'autres sont rémunérés pour l'entreprendre : les micro-travailleurs reçoivent des images aléatoires, par exemple des photographies de plage, et ajoutent les hashtags #vacances #soleil #sable.

Que ce soit à l'étranger ou dans leur pays d'origine, les plates-formes exploitent les travailleurs. Les livreurs Deliveroo s'insurgent. Travail non rémunéré à sa juste valeur (une livraison assurée à un kilomètre ou a vingt kilomètres ne sera payée que deux euros), pas de protection sociale, pas de droit au chômage : « On peut être licencié sans problème. Si j'ai un accident, c'est pour ma pomme », annonce Ludovic. Ce coursier dénonce « un retour total au XIXe siècle », époque de lutte pour des conditions de travail décentes.

Société mondialement connue, Apple s'empare de nos micros afin d'améliorer ses services. Edouard, est ex-language analyst chez Apple. Casque sur les oreilles, on lui demande d'écouter des enregistrements de personnes s'adressant à Siri (une application de commande vocale qui comprend des instructions et répond aux questions des utilisateurs). « Sur le contrat définit par la société, mon travail était d'améliorer la précision de Siri ». La réalité diverge : les micros des appareils Apple sont constamment ouverts et les enregistrements se déclenchent de manière aléatoire. Edouard entend alors des conversations parfois très intimes. Il alerte le spectateur : « J'ai peur parce que ça  m'évoque le livre de Georges Orwell : 1984 ». La société de surveillance ne relève plus de la fiction.

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Lanceurs d'alerte

« On a besoin de travailleurs qui aident à la prise de conscience collective. Qui soient des lanceurs d'alerte », affirme Casilli. Des solutions existent pour parer une technologie qui accapare, espionne et utilise. Le témoignage constitue la première étape pour se défendre. Agir lui succède. Résistances et organisations traditionnelles luttent contre le système capitaliste des plates-formes. Ludovic et d'autres livreurs, syndiqués à la CGT de Lyon, parlent de « créer une présence » imposante, afin de se faire entendre. Ludovic poursuit : « Il faut retourner à une forme de collectivité : syndicats, associations, services alternatifs ». En Espagne, Nuria livre pour Mensakas, une coopérative à but non lucratif. « On veut réfuter l'idée qu'il faut à tout prix vivre avec son temps, et qu'Uber incarne le modèle de l'avenir. On veut prouver que la technologie peut aussi être éthique ». Contrats, arrêts maladie, vacances payées, fiches de paie : à Mensakas, tous ont les mêmes droits et un salaire équitable. « Notre organisation est horizontale, pas verticale, ni pyramidale », témoigne Edouardo, lui aussi livreur pour Mensakas.

Selon Casilli, Uber et Amazon prépareraient une « automatisation des livreurs » et viseraient à les remplacer. Ils utilisent alors des masses de données produites par les travailleurs du clic, dont la géolocalisation. Casilli évoque « un tour de passe-passe » des applications qui nous amènent à penser que la machine tend à faire disparaître le travail humain, que l’algorithme est roi.

Sur son vélo pourtant, Nuria tient bon : « Mon patron n'est pas un algorithme ».

Ce sujet est à retrouver sur Youtube : Quand les travailleurs du clic refusent l'exploitation – Invisibles #4. Documentaire réalisé par Henri Poulain.

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