Faut-il "cancel" Napoléon ?


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Sirine El Ansari

Jeudi 5 mai marquait le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte. 200 ans après, l’empereur le plus controversé de France continue de faire parler de lui : depuis des jours, les médias questionnent la pertinence de sa commémoration. En France et en Belgique, le débat divise. Qui mieux qu’une Française en terres belges pour en parler ? 

Je m’y suis attelée, et le voilà : l’article interdit sur le débat le plus chaud de la semaine. Faut-il commémorer la mort de Napoléon? Cette interrogation a été posée sur quasiment toutes les émissions d’information francophones. Impossible de passer à côté. On vous a sûrement posé la question, à vous aussi. Et si vous êtes sur les réseaux sociaux, peut-être avez-vous choisi de “cancel” Napoléon.

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Si vous habitez Liège, vous avez très certainement vu passer les affiches de l'exposition “Napoléon : au-delà du mythe”,  présentée à la Gare des Guillemins jusqu’en 2022. Une aventure culturelle sur 3000 m², qui souhaite retracer la vie d’une des figures les plus célèbres de France. Pour Alain Mager, administrateur-délégué d’EuropaExpo à la gare des Guillemins, l’exposition sur Napoléon répond à deux envies : commémorer le bicentenaire de son décès et rappeler que Napoléon était venu deux fois à Liège (du 1er au 3 août 1803 et du 7 au 8 novembre 1811). L’Empereur se rendait rarement deux fois dans la même ville. À l’époque, il s'agissait d'un un véritable honneur (certains liégeois s’agenouillaient à son passagedramatic much ?) et la ville de Liège en reste encore très fière. 

Extrait d'interview

[Napoléon] avait tant souhaité être reçu par le Pape à Rome, ce qu’il n’avait pas eu l’occasion de faire, ni d’être invité. Par contre, il est venu deux fois à Liège en y laissant des traces ! À la demande de Napoléon, Ingres a peint un tableau le représentant à Liège. En arrière fond, l’ancienne cathédrale Saint Lambert.  

Alain Mager, administrateur-délégué d’EuropaExpo à la gare des Guillemins

183623039 2834178493497406 4750071848858038580 n Bonaparte, Premier consul, 1804. Exposé au Musée de la Boverie à Liège

L’exposition impressionne. Ne me sentant pas friande du personnage, j’admets pourtant avoir apprécié la visite. La scénographie permet par exemple de voir de ses yeux un morceau de la guillotine qui a tranché la tête de Louis XVI. Elle nous immerge dans des décors du XVIIIe et XIXe siècle. Cependant, en ressort l'impression que la muséographie se focalise sur la gloire et les exploits de Napoléon, contrairement à ce qu’affirme Alain Mager :

« Notre approche, on la voulait objective, rigoureuse et sans tabou. Notre ambition n’est pas d’écrire l’histoire, c’est de la dire. [...] Je remarque que, si l’on veut être objectif, il faut parler de tout. » 

Dont acte : le dernier panneau informatif de l’information s'intitule « Controversé ». Mais un seul panneau sur la traite esclavagiste suffit-il, au milieu de tant d’autres la célébrant ? 

Lors de l’émission Ce Qui Fait Débat du 30 avril 2021, Anne Morelli, historienne et professeure à l’Université Libre de Bruxelles, s'est exprimée face à Philippe Raxhon, historien à l’ULiege, commissaire de l'exposition aux Guillemins et fervent admirateur de Napoléon. Ce débat a opposé farouchement la symbolique d’un Empereur visionnaire, défendue par Raxhon, et celle d’un tyran meurtrier, côté Morelli. Celle-ci n’a pas hésité à comparer Napoléon à Hitler. J’ai eu l’occasion d’interroger l’historienne sur cette affirmation surprenante : 

« On peut considérer que c’est exagéré de comparer Napoléon à de grands dictateurs du XXème siècle, mais je pense qu’il y a des comparaisons à faire, notamment dans sa volonté de faire une Europe de l’Atlantique à l’Oural sous sa domination. C'est le projet qu’Hitler avait aussi : lui aussi voulait une Europe de l’Atlantique à l’Oural, sous sa domination. »

Anne Morelli précise qu’il n’était pas question de massacres de juifs à l’époque de Napoléon, bien au contraire : en 1808, l'empereur participe à leur émancipation, leur octroie une place dans la société (le Code Civil Napoléonien a garanti l’égalité juridique des juifs en tant que citoyen). Mais cet acte constitue-t-il une raison pour continuer à commémorer sa naissance, ses exploits et sa mort ? Faut-il ignorer les politiques inhumaines et les tueries de masse d’un homme parce qu’il lui est arrivé d'entreprendre des exploits pour son pays ? Anne Morelli l’affirme : pour elle, hors de question.

Extrait d'interview

Quand un dictateur tombe, il y a toujours la réaction suivante : “mais il a quand même fait de bonnes choses !” Oui, Hitler a créé la petite Volkswagen dans l’espoir que tous les allemands aient une voiture. Oui, il a fait des autoroutes. Est-ce qu’on doit trouver à la chute de chaque dictature un certain nombre de choses positives en effaçant un bon nombre de choses négatives ?

Anne Morelli, historienne et professeure à l’Université Libre de Bruxelles

Pour Anne Morelli, célébrer la mort d’un dictateur est un acte dangereux. L’historienne craint un ravivement des fantasmes prônant une « Grande Europe ». Selon elle, ces commémorations donnent l'impression au grand public qu’un seul homme providentiel peut changer la face du monde. « Et, quand on espère un homme fort, ça débouche, en général, sur des dictatures ».

Doit-on bannir ce genre de festivités, à une époque où les démocraties semblent de plus en plus fragiles ? Une exposition se voulant pédagogique se montre-t-elle plus impactante que des traces quasiment indélébiles, comme le Code Civil ou l’Arc de Triomphe ? Personnellement, j’y réfléchis encore. 

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