Les grandes dames s'en vont un 7 mai


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Roxane Téjérina

Pendant un mois, le confinement fut un peu mon dada. J'en avais même fait l'objet de ma chronique radio à la mi-avril. Aujourd'hui, j'ai le cœur lourd. Le cœur lourd car le COVID-19 est devenu ma réalité. Hier, jeudi 7 mai, ma grand-mère s'est éteinte. Seule, dans la chambre austère de l'Ehpad* où son fils – l'appeler comme ça m'arrache la gorge - s'était débarrassé d'elle, il y a un peu moins de trois ans.

 

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Je la présente aux yeux de tous comme ma grand-mère de peur que le lien qui l'unit à ma famille soit minimisé. Simone fait partie de ma famille, sûrement plus que de la sienne. Je ne devrais pas avoir peur de l'affirmer, d'ailleurs. Elle est plus qu'une amie pour ma grand-mère paternelle, elle est devenue la grande sœur absente qui lui a toujours fait défaut. Elle a vu mon père grandir, et c'est tout naturellement que mes parents avaient fait d'elle la marraine de mon frère. Vous n'imaginez pas son bonheur ! Aussi loin que je me souvienne, on a toujours fêté Noël ensemble. Simone a fait une grande partie de sa carrière à Paris, avant de descendre s'installer à Bourg-en-Bresse, près de son amie de toujours, ma grand-mère paternelle, Daniele.

 

Le lien qui l'unissait à son fils, ses petits-enfants et arrière-petits-enfants s'est estompé au fil des années jusqu'au point de devenir inexistant. Je ne suis même pas sûre que Simone a rencontré ses arrière-petits-enfants. Elle en parlait peu mais on savait bien que Noël la rendait nostalgique.

 

Depuis une dizaine d'années, son fardeau n'était cependant plus (seulement) son fils mais sa mémoire. On a tendance à dire, de manière probablement un peu simpliste, que les personnes touchées par la maladie d'Alzheimer veulent inconsciemment oublier leur malheur. Je suis intimement convaincue que d'une certaine manière, Simone a voulu oublier ses blessures familiales. Elle parlait de l'Occupation ou de son travail de comptable à La Vache Qui Rit comme si c'était hier, mais était incapable de se rappeler ce qu'elle avait dîné la veille.

 

On – ma grand-mère paternelle surtout – a fait ce qu'on a pu pour la garder chez elle le plus longtemps possible. Infirmières et auxiliaires de vie se relayaient plusieurs fois par semaine, mais sa solitude et sa mémoire immédiate avaient finalement eu raison de son indépendance. Il y a presque trois ans, son fils avait pris la décision de la placer en maison de retraite, sans qu'on ne puisse rien y faire. Je crois qu'il lui a rendu visite deux fois. Et vous imaginez bien que dans sa grande générosité, il n'est pas descendu pour l'accompagner dans ses derniers jours.

 

Sa mémoire était déficiente, mais Simone avait conservé une bonne condition physique. Faute d'activité dans un Ehpad, celle-ci s’est évidemment dégradée. Tout comme sa santé mentale. Sa place n'était bien sûr pas dans une maison de retraite, ce mouroir, mais dans un centre spécialisé pour les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Vous ne me l'enlèverez pas de la tête.

 

Lorsque l'épidémie de coronavirus s'est déclarée en France, je n'ai plus pensé qu'à cette maison de retraite. Je me doutais bien que les Ehpad seraient les principales victimes collatérales du virus. Alors, il ne me restait qu'à espérer, égoïstement, qu'elle soit épargnée. Le premier mois, RAS. Mais fin avril, l'état de Simone s'est dégradé. Il y a six jours, un coup de téléphone nous apprend qu'elle est de plus en plus faible. Je crois que j'en prends conscience lorsque je vois ma grand-mère flancher comme rarement.

 

Je suis la plus jeune, c'est moi qui irai. Hors de question que ma grand-mère prenne des risques. Lorsque je me présente dans l'Ehpad le lendemain, ma voix est tremblante. On nous a prévenus qu'elle avait physiquement beaucoup changé. Je n'ai jamais vu une personne en fin de vie. Quand, une bonne heure plus tard, je quitte l'établissement, je n'ose pas employer le terme « en fin de vie » devant ma grand-mère. Elle s’effondrerait davantage, elle qui culpabilise déjà assez de ne pas pouvoir être auprès d'elle.

 

Je n'oublierai jamais cette dernière heure passée avec Simone. Je crois pouvoir dire qu'elle était encore là, avec moi, avec nous. Pendant quelques secondes, peut-être vingt ou trente, elle m'a regardé dans les yeux. Pas pour rien. Dans le haut-parleur, il y avait la personne avec laquelle elle a partagé plus d'amour que l'ensemble de celles qu'elle a rencontrées dans sa vie : ma grand-mère. Je garde le souvenir de son visage pour moi.

 

Elle s'est éteinte seule hier en fin de journée, dans cette chambre toute froide, parce qu'on a été prévenus trop tard. J'essaye de canaliser ma colère. J'espère qu'elle n'a pas eu peur. Où qu’elle soit maintenant, j'aime à penser qu'elle a été accueillie par la chanteuse Maurane, décédée jour pour jour deux ans plus tôt et dont la disparition soudaine m'avait fortement affectée. Le « Prélude de Bach » n'aura définitivement plus jamais la même signification.

 

Aujourd'hui, par hasard, je suis tombée sur la lettre que la romancière Amélie Nothomb a rédigé pour son père, décédé le premier jour du confinement. Pour conclure la mienne, je voudrais reprendre ses derniers mots. Amélie Nothomb a très justement écrit : « La mort n’est pas la cessation de l’amour. »

 

*Ehpad : Établissement Hospitalier pour Personnes Âgées Dépendantes (France).

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