Rencontre : Selçuk Mutlu, artiste sang limite


Dans Culture
Ariane Kandilaptis

Photo : Lola Zefi

Artiste pluridisciplinaire sans cesse en quête de réflexion, opérant dans le domaine de la peinture, de la vidéo, de l’écrit ou de la performance, Selçuk Mutlu est éternellement à la recherche de nouvelles possibilités d’expression. Les œuvres exposées lors de  « En attendant l’année dernière » constituent des clés pour comprendre son parcours artistique.

Selçuk Mutlu, né le 8 octobre 1975, artiste d’origine turque vit et travaille à Liège. Son parcours artistique débute dans les années 2000. Il s’est démarqué par ses oeuvres très personnelles ainsi que ses performances publiques osées arborant un masque masochiste ou se faisant tatouer sur le crâne à l’endroit qui selon les médecins, lui provoquent ses crises d’épilepsie: EPILÊPSIA, Espace 251 Nord, 2007. Il a participé à de nombreuses expositions en ne se reposant jamais sur ses lauriers : Il innove sans cesse dans ses matériaux plastiques, allant puiser des sources d’inspiration dans sa vie et ses expériences personnelles. Parmi ses nombreux projets, citons comme lieux d’exposition: Middelheimmuseum (Antwerpen), MAMAC (Liège), Ludwig Forum Museum (Aix-la-Chapelle), Officina della Scrittura-Musée du signe et de l’écriture (Turin). Sa dernière exposition en date à l’Espace 251 Nord, « En attendant l’année dernière » devait se dérouler du 14 mars au 25 avril.

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Studiobus : Combien de temps a pu durer l’exposition ?

Selçuk Mutlu : Elle n'a duré que le temps de son vernissage, le soir du 13 mars dernier. Elle sera reprogrammée dès que l'épidémie de Coronavirus sera passée. 

Vous avez conçu des œuvres avec du sang, certaines étaient présentées à cette exposition. Pourquoi avez-vous choisi d'utiliser du sang comme matériau plastique ?

Ça s'est imposé à moi quand j'étais étudiant aux Beaux-Arts, quand j'ai pris connaissance de ce groupe d'artistes viennois qui m'impressionnaient beaucoup par leur radicalité performative… Eux utilisaient entre autre du sang animal dans des crucifixions publiques. Et mon ami Jacques Lizène m'avait, un soir d'ivresse, parlé d'une oeuvre sur laquelle il avait écrit – je cite de mémoire – : "Il s'agit d'être son propre tube de couleur…." Tous ceux-là, il va sans dire, n'étaient pas mis en avant par mon prof ! 

Une raison d'ordre personnel, philosophique ou esthétique… ?

D'ordre personnel d'abord… Il s'agissait de trouver – donc de chercher (à partir de mes goûts et croyances qui souvent s'avéraient être, pour ce qui me concerne, surtout des contre-goûts et contre-croyances). Philosophique ? Oui, je voulais poser la question que mille, je suppose, ont posé avant moi : Qu'est-ce que le Beau ? Est-ce un choix ? Si oui, je choisis le Beau selon quels critères ? Etc. Esthétique ? Si j'admets que tout a une esthétique – je le crois –, dans quelle esthétique je me retrouve ? Etc.

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« Bloody lemons », Sang de l’auteur sur toiles (Courtesy Espace 251 Nord)

Comment avez-vous pensé à faire cette utilisation du sang dans vos œuvres? Et depuis quand ?

En 2006, j'ai été invité par le centre d'art liégeois Les Brasseurs à participer à une exposition dans le Musée MAMAC – devenu après transformation La Boverie Musée… Je lisais à cette époque un livre de Hervé Guibert ("À l'ami qui ne ma pas sauvé la vie") dans lequel le protagoniste apprend qu'il est atteint par le SIDA. Ce livre m'avait beaucoup impressionné… Et dans le musée même, je me suis coupé le doigt et ai écrit sur un papier ces quelques mots : "Mon sang non-sidéen". Et pour cette même exposition, je suis allé chercher du sang de porc à l'abattoir de la ville pour une pièce qui sera également exposée dans la même expo. Une oeuvre titrée « Drapeau ».

Vous aviez créé "Drapeau", mais ici, c'est votre sang…? Est-ce une signification différente…?

"Drapeau" à l'époque était un questionnement sur mon rapport au pays de mes parents. L'oeuvre, en tant que telle, était une réponse suite aux tensions qui existaient en Turquie (un des points culminant de ces tensions à cette époque fût pour moi l'assassinat du journaliste arménien Hrant Dink – nous savons que ça s'est aggravé depuis). Utiliser mon propre sang est sans doute une forme d’égotisme… Et au fil du temps, cela s'est transformé en un simple matériau, toujours sensuel et questionnant, mais sans plus de provocation consciente.

Votre travail artistique semble animé par le corps et notamment une interrogation autour de la sexualité dans certaines de vos œuvres…

Nous nous constituons tous par les confrontations de nos idées avec celles des autres, celles de nos proches ou celles de ceux que l'on rencontre au fil du temps… Et notre base est notre rapport intime à nous-mêmes, depuis la conscience de notre propre existence – le goût de notre sueur, nos odeurs, nos poils qui poussent, notre rapport à la maladie, notre sexualité, etc. 

Très jeune, j'ai eu pour amis des poètes qui, sans s'en rendre compte, m'ont beaucoup appris, n'ont eu de cesse de me faire connaître des oeuvres magistrales et rencontrer des artistes de premier plan. Et eux – qu'il m'importait beaucoup d'imiter dans cette époque d'apprentissage –, eux donc, ces artistes, ces poètes, ces amis m'ont permis de me sentir protégé alors que j'avançais dans ces représentations de la vie et de ma vie en construction. 

Le sexe – les sexes –, le sang, le sperme, les mots que j'utilise dans mes poésies, etc. Cet ensemble d'éléments est, en partie, mon moyen d'avancer dans mon projet, une forme d'abécédaire certes incomplet.

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« Drapeau », Sang de porc sur papier, 150 x 226 cm

Au milieu de cette exposition se trouve une représentation du livre de Samuel Beckett «Oh les beaux jours » pourquoi ?

Oui, elle est dans un ensemble titré Natures mortes. Ce sont des doubles natures mortes, si j'ose dire… Premièrement, parce que j'ai disposé effectivement des livres sur la table pour les représenter (natures mortes en tant que genre) et que je les ai réalisées avec pour seules couleurs mon sang (de la nature morte à proprement parler). Ces livres représentent, en très petites parties, ce qui a constitué mes références littéraires et intellectuelles. En somme, c'est un autoportrait littéraire. Beckett et plus précisément "Oh les beaux jours" a fait partie de ma construction intime...

L’actualité dramatique provoquée par ce virus va-t-elle avoir un impact sur un  éventuel travail futur ?

Assurément, puisque je participe, avec une 40aine d'artistes, à une expo en ligne menée par l'artiste Sandrine Morgante et la curatrice Maëlle Delaplanche: ART CARES COVID. C'est une plateforme créée dans l'urgence pour aider conjointement les artistes et les seniors qui sont particulièrement touchés par l'épidémie et l'isolement. Les amateurs.trices d'art peuvent les soutenir par l'achat d'une œuvre dont 60% sera versé à l'artiste et 40% à l'asbl 'A Travers les Arts!'.

Et depuis quelques jours, je suis invité à une exposition qui aura lieu dans un important hôpital de Turin. Cécile Angelini, la curatrice – avec laquelle j'ai déjà travaillé par le passé – l'a intitulée : "Contamination" ! Au-delà de ça, je ne saurais être plus précis, tout cela est encore trop actuel…

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L'affiche de l'exposition

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