Robert Charlebois : le chanteur qui a su perdre


Dans Culture
Julia Dessi

À 75 ans, celui que l’on surnomme "Garou le fou" est un artiste touche-à-tout psychédélique qu’on ne présente plus. Si les nouvelles générations le connaissent moins, sa réputation n’est plus à démontrer auprès des mélomanes du 20e siècle.

Robert Charlebois, une immense pointure de la chanson francophone à travers le monde. L’artiste québécois continue sa longue carrière en revenant toujours plus épatant, notamment sur son dernier album "Et voilà", sorti en 2019. Repéré en 1962 alors qu’il chante en première partie de Félix Leclerc, il ne semble pas près de s’arrêter...

charlebois 

Studiobus : Vous êtes un artiste éclectique. Comment expliquez-vous votre capacité à vous adapter dans tous les rôles ?

Robert Charlebois : Je suis devenu pianiste et chef d’orchestre d’un imitateur génial qui jouait Aznavour, Bécaud et plein d’autres. Il me demandait de le suivre et, quand il chantait du Bécaud, il fallait que je joue du piano comme Bécaud ! Quand il jouait des chansons d’artistes québécois, je devais jouer à leur manière, et ça m’a beaucoup fait progresser. La chanson est un métier dans lequel on doit progresser. On ne peut pas tirer sur une fleur pour la faire pousser plus vite que la nature. C'est ça, le danger des émissions du style Star Academy ou The Voice. Les gens aujourd’hui apprennent moins à cause de ça. On les catapulte instantanément, alors que si on apprend le métier marche par marche, on apprend à habiter une scène lentement, à dire bonsoir aux gens, à converser un peu avec eux. Il n’y a pas de truc magique pour ça.

Quand j’étais jeune et que je participais à des concours, je ne gagnais jamais. Aujourd’hui, je remercie le ciel de ne pas avoir gagné, d’avoir su perdre. De nos jours, je crois qu’on doit savoir perdre. En tout cas, les gens vont beaucoup l’apprendre en ce moment. Et donc, à force de monter les marches petit à petit, j’ai fait des premiers albums qui avaient un certain succès. Quand je vendais 2.000 ou 3.000 unités, je trouvais ça merveilleux ! Je me disais : il y a des gens qui ne me connaissent pas mais qui sont sortis de chez eux pour acheter mon disque. J’étais ému, parce que 3.000 personnes, je trouvais ça énorme. Dans les années 1960 et 1970, j’ai commencé à vendre des centaines de milliers d’albums. Là, j’étais vraiment fier, parce que j’avais beaucoup appris. Si j’avais gagné ces concours trop jeune, je n’aurais rien eu à offrir au public. J’aurais eu une douzaine de chansons qui étaient à peine finies, même si je les trouvais bonnes à l’époque.

On le sait, vous avez débuté très jeune dans le monde artistique. Quel projet vous a fait grandir, vous a façonné en tant que star de la chanson francophone dans le monde entier ?

J’ai commencé à écrire des chansons à 16 ans. Je me suis construit un petit répertoire et un jour, dans une petite boîte à chansons au Canada, j’ai eu le bonheur de faire la première partie de Félix Leclerc, un monument de la chanson. J’avais une heure pour faire trois chansons avant lui. J’étais très nerveux mais je peux dire qu’en le voyant encore plus nerveux que moi, j’ai réalisé la difficulté du métier. Donc, ça a été ma toute première expérience. Ça a commencé à rouler vraiment pour moi avec la chanson Lindberg, qui a été n°1 en Belgique, aux Pays-Bas, en France, en Suisse et en Italie. "Quand les gens vivront d’amour", en duo avec Félix Leclerc, a aussi créé l’évènement.

Quelles influences musicales vous ont nourri quand vous étiez plus jeune ?

Habitant le nord de l’Amérique, mon cerveau est nourri dans les deux langues, chance incroyable que d’être bilingue. Quand j’étais petit, mon papa écoutait de la musique américaine (Bing Crosby, Sinatra) et ma maman écoutait Aznavour. On savoure la culture à la fois américaine et européenne et ça ne vient que de ma situation géographique. Vivre au Nord-Est de l’Amérique, c’est un vrai cadeau.

Voyez-vous le confinement que nous vivons comme une nouvelle opportunité de créer ?

Dans des périodes tragiques comme celle-là, les artistes sont inspirés. Il suffit de penser au tableau Guernica de Picasso, à qui je me compare beaucoup. Par contre, je ne voudrais pas faire une chanson sur le coronavirus que les gens vont écouter une fois puis ne vont plus jamais vouloir entendre. Quand on va sortir de cette crise (et je crois que ça va bien aller), les gens auront envie de parler de n’importe quoi sauf de cette maladie. Alors j’écris en ce moment, mais autrement. Je suis inspiré par la douleur que je constate autour de moi. Actuellement, je vis dans une maison isolée au bord d’un lac, les enfants sont à l’abri mais les autres… Il y a beaucoup de gens touchés et qui souffrent. Cette tragédie va nous faire réaliser qu’on a besoin les uns des autres. Les gens de la santé, par exemple, sont des héros.

Comment pourriez-vous exprimer ce que vous ressentez autrement que par la musique ?

On gaspille beaucoup, dans ce monde. Si j’étais caricaturiste, je dessinerais Greta Thunberg avec tous les avions cloués au sol. Dessus serait écrit : "Enfin, quelquun a compris". Je n’ai aucun talent de dessinateur mais je le vois bien ainsi dans ma tête.

Vous êtes un artiste que le temps ne semble pas effrayer. Comme indiqué sur votre site officiel, vous avez été remarqué dès 1962 avec La Boulé. En 2019, vous avez réalisé votre dernier album Et voilà. Comment faites-vous pour rester au goût du jour ?

Je n’essaie pas de faire de la musique pour les jeunes, parce qu’on est jeune une seule fois dans sa vie. Chercher à prétendre le contraire serait faux. Je ne peux même pas comprendre ce que les gens de 20 ou 30 ans recherchent aujourd’hui et ce n’est pas ma ligne de conduite. Mais pour la technique, le son, si je faisais un album avec les musiciens extraordinaires qui m’accompagnent en tournée depuis 10 ans, je sais d’avance qu’on pourrait faire un très bon disque live.

Cependant, le petit supplément magique auquel je ne m’attendais pas, je l’ai trouvé à Brooklyn. Mon agent m’a présenté 4 musiciens (batteur, claviériste, guitariste et bassiste) qui sont aussi ingénieurs du son. Je me suis dit que je ne devais pas arriver avec des idées préconçues, que je devais chanter des chansons complètement dépouillées en studio, puis les laisser faire librement. C’est ainsi qu’on a fait l’album. Ils osaient me dire qu’on devait bouger des notes, que je jouais trop et je crois qu’ils avaient raison. Je n’aurais jamais fait ça avec mes musiciens à moi. Ils auraient joué, parce qu’ils veulent me donner beaucoup, mais ils auraient fait ce que je demandais et ce n’est pas pareil. C’est un véritable cadeau, le fait que les gars ne me connaissaient pas et me contestaient. Le mélange de cultures donne de bons résultats. C’est la différence entre les vrais musiciens et les machines. Les albums faits à la machine, sans que personne ne conteste jamais rien, sonnent froid. Certaines chansons, on a envie de les écouter comme on lit un article de presse, on les écoute une fois, puis on les jette. D’autres chansons, on a envie de les écouter souvent. C’est celles qui sont faites avec le temps et l’amour.

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