Gaz hilarant à Liège: fini de rire


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Julien Beauvois

capsules protoxyde

Le conseil communal de Liège a voté, fin février, le renforcement des sanctions contre les vendeurs et consommateurs de gaz hilarant. Une annonce à contrepied d’une politique de prévention et de sensibilisation demandée par les associations, jugée souvent plus efficace. 

Une cartouche en acier de six centimètres roule dans le caniveau. Le gaz qu’il contenait a été transféré dans un ballon de baudruche, porté aux lèvres. On inspire, expire, plusieurs fois dans le ballon, comme pour calmer une crise d’angoisse dans un sac en papier. S’ensuivent deux à trois minutes d’euphorie, un sentiment de dissociation, et une hilarité incontrôlée.

Les capsules de protoxyde d’azote sont à l’origine utilisées comme émulsifiants, insérées dans un syphon, pour faire de la chantilly, ou des cocktails mousseux. Popularisées par les émissions de téléréalité culinaire depuis les années 2010, leur usage détourné est pourtant bien éloigné de cette mode. Ce sont davantage les jeunes que les cuisiniers en herbe qui achètent ces cartouches de «proto». En Belgique, selon la dernière enquête HMSC et ULB, environ 3% des 15-18 ans en secondaire en Wallonie et à Bruxelles ont déjà expérimenté le protoxyde d’azote en 2022. «Ce niveau de prévalence reste particulièrement bas si on le compare à leur consommation d’alcool et de cannabis», nuançait déjà l’Observatoire socio-épidémiologique belge Eurotox en 2020

Pas tout à fait inoffensif

Pour autant, il existe bien des risques à la consommation de protoxyde d’azote. Vomissements, crampes, vertiges, désorientation et confusion… Surtout, les risques croissent à mesure que la consommation devient régulière: manque d’oxygène, chute, perte de mémoires, paranoïa, jusqu’aux troubles neurologiques, la paralysie, l’anémie ou des troubles psychiques. En 2022, un jeune français de 22 ans est décédé d’un arrêt cardio-respiratoire après avoir consommé des cartouches de protoxyde d’azote, comme le rapporte Le Parisien. Au Royaume-Uni, où le gaz hilarant a été découvert à la fin du 18e siècle, plus de 700 morts ont été recensées entre 2001 et 2020, le plus souvent par asphyxie liée au manque d’oxygène. Frédéric Gustin, coordinateur du Rélia, le réseau liégeois spécialisé en prévention des risques liés aux addictions, précise: «La plupart du temps, dans un usage modéré, festif, occasionnel, on ne prend pas de risques épouvantables. Mais ce n’est pas non plus tout à fait inoffensif. Pour les personnes fragiles, et en surconsommation, on peut avoir des atteintes irréversibles du système nerveux.»

Interdictions et opportunisme

Ces risques sanitaires, couplés aux problèmes de déchets sur la voie publique, aux risques d’explosion et aux accidents de la route sous «proto», ont poussé les autorités nationales à réagir. Progressivement, les petites cartouches métalliques ont dépeuplé les trottoirs de Belgique, en 2021, puis, en 2023, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de France. Le commerce de protoxyde d’azote devient alors restreint aux professionnels. Effet pervers selon les associations, car cette interdiction a nourri un trafic illicite potentiellement plus dangereux. «Quand on interdit un produit qui a un attrait pour une population donnée, il y a des marchés parallèles qui se mettent en place pour le rendre accessible, ce qui augmente généralement les risques pour la santé», explique Michael Hogge, chef de projets à Eurotox et docteur en psychologie de l’ULiège.

«Dans le cas du protoxyde, les petits contenants interdits ont été abandonnés au profit de bouteilles plus massives, qui peuvent favoriser la surconsommation», poursuit l'expert. Ce dernier, ainsi qu’un rapport de l’Observatoire européen des drogues, dénoncent une industrie «opportuniste», qui a constaté l’attrait des jeunes pour le gaz hilarant, et a commencé à produire dès 2017 des contenants plus volumineux, entre 640 grammes et 1 kg. L’équivalent d’une centaine de cartouches à chantilly. En février 2024, une étudiante britannique est décédée d’embolie pulmonaire. Pendant deux semaines, elle est restée paralysée dans son lit, consommant deux à trois de ces grandes bonbonnes de gaz hilarant par jour.

Emoji ballon

Leur marketing abandonne définitivement l’univers de la gastronomie pour arborer un design aux couleurs vives, évoquant la fête plus que l’espuma. À l’image des bonbonnes FastGas, que l'on retrouve fréquemment abandonnées près des poubelles publiques. Une entreprise opaque, dont le siège social se trouve à Malte. Son site web, comme ceux des autres distributeurs, présentent toujours le produit comme destiné à la cuisine. Mais ils sont tout de même attachés à garantir une «livraison discrète», sans «aucun logo sur nos envois», dont la «boite non marquée arrive anonymement à votre porte»… pour une chantilly secrète?

En quelques clics, on trouve les mêmes produits sur des sites de commerce en ligne spécialisés, avec de tout autres arguments: «2 litres de gaz hilarant, [ce] sera suffisant pour une fête amusante. Un ballon à gaz hilarant pèse environ 8 grammes, donc selon la taille de vos ballons, vous pouvez en remplir un bon nombre! Idéal pour emmener à une fête!» peut-on lire sur un site néerlandais qui se déclare «numéro 1 au Benelux depuis 2015». Sur le réseau social Snapchat, s’ajoutent aux émojis feuille et chocolat -pour le cannabis et la résine de cannabis- un émoji ballon, proposant une variété de formats, en livraison à domicile.

Le business se métamorphose, et la large bonbonne pousse à une consommation plus intense, plus risquée, et éloignée de l’espace public: «Les indicateurs laisseraient penser que la consommation serait relativement peu répandue, ce qui ne colle pas avec les bonbonnes que l’on peut observer régulièrement dans l’espace public», analyse Michael Hogge d’Eurotox. «On pense qu’il y a des niches de consommations qui échappent au monitoring. On ne sait pas s'il s'agit d'usages très réguliers et risqués, ou des personnes qui consomment de manière plus sécurisée.»

A Liège, une répression plus que de raison?

La Cité ardente échapperait-elle au phénomène? Contactées, les urgences de Liège ne signalent aucun cas grave admis à La Citadelle. Pour Frédéric Gustin de l’asbl Rélia, «c’était davantage la nuisance environnementale qui a provoqué l’intérêt de la commune de Liège à réagir». En 2021, à la suite de l’interdiction fédérale de vente du «proto» aux mineurs, le conseil communal fait voter l’interdiction totale de la détention et de la vente des petites capsules à des fins récréatives, sous peine de 175 euros d’amende.

Chez Intradel, responsable de la collecte et de la gestion des déchets à Liège, on constate en conséquence «de plus en plus de grands contenants dans les collectes». Mais le risque d’explosion frôle le zéro, à Liège, lors de la revalorisation des déchets: «Dans nos incinérateurs, au pire ça fait pouf», explique un porte-parole.

Pour les autorités liégeoises, ces bonbonnes présentent surtout un nouveau risque pour la sécurité publique. Lors du conseil communal du 19 février 2024, le bourgmestre Willy Demeyer (PS) pointe la responsabilité du gaz hilarant lors d’accidents de voiture: «43 PV en 2023.» Le double de l’année précédente. Ce qui justifierait un nouveau renforcement du règlement de police, qui interdit la vente et la détention des larges bonbonnes, et augmente l’amende, de 175 à 250 euros.

Guérison musclée

Une campagne de prévention est promise en parallèle par le bourgmestre, qui résume en une formule sa vision: «Une bonne politique, c’est un équilibre entre autant de prévention que possible, et autant de répression que nécessaire.» Une promesse remplie seulement à moitié selon les associations et l’opposition communale. «Nous avions déjà demandé de privilégier la prévention en 2021. Heureusement qu’on nous annonce que la politique de prévention va arriver, enfin!», assène Caroline Saal, chef du groupe d’opposition communale Vert Ardent. Lequel marquait la seule abstention au projet de renforcement du règlement de police, en 2021 comme en 2024. Les associations regrettent surtout de ne jamais être consultées lors de l’élaboration des lois. Pour Rélia, «le pilier de la prévention manque de financement par rapport à la police ou la justice».

Du côté d’Eurotox, «c’est un grand motif d’insatisfaction : on se retrouve avec des politiques publiques qui sont essentiellement guidées par des représentations, des a priori sur l’usage de drogues, ce qui conduit à toujours s’orienter vers l’option autoritaire et prohibitionniste.» Les interdictions successives à Liège suffiront-elles à prévenir les comportements à risque liés à une substance nocive, surtout à franches doses? Le collectif Rélia rappelle avant tout l’importance de la sensibilisation pour les consommateurs : «il faut dire aux usagers que, s'ils décident de consommer, il s'agit que le cadre soit le plus sain possible, pour soi-même et les autres: ne pas prendre le volant, consommer en groupe, toujours utiliser un ballon de baudruche.» Un pas de côté dans la façon d’appréhender les usagers de stupéfiants, que les autorités ne semblent pas prêtes à opérer dans l'immédiat. Au niveau fédéral, un projet d’arrêté royal se trouve devant le Conseil d’Etat depuis le 15 décembre 2023, pour interdire totalement «la vente, l’achat, l’offre, l’importation, le transport et la détention tant physiquement qu’en ligne» du gaz hilarant. Radical, certainement. Mais efficace?

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