Un vendeur de hasard et de papier


Dans Culture En ville
Emma Puma

L’art de commercer et de faire la conversation entre Le Monde diplomatique et le dernier livre d’Armel Job. Chronique du quotidien d’un libraire de quartier.

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Les quotidiens de la veille sont jetés dans une caisse verte. Albert, le libraire, les remplace par ceux du jour. Il réajuste ses lunettes grises pour lire les unes. « Qu’est-ce qu’ils nous racontent encore comme bêtises aujourd’hui ? ». Après vingt-deux ans de métier, la couleur de l’encre et l’odeur du papier semblent inscrites dans ses mains, tout comme l’habitude de se réveiller à l’aube. Baskets aux pieds, Albert va et vient de la réserve aux présentoirs pour ajouter ou enlever certains magazines. Il place en évidence un numéro hors-série d’un magazine automobile. « Je sais déjà quel client l’achètera ! » Albert connaît le journal de prédilection de chaque client régulier.

De Morgen

Pour Albert, l’aube signe aussi le début de la chasse aux bulletins d’abonnements glissés dans les magazines. Si le client s’abonne, Albert ne touchera aucune commission sur la vente. « On est la seule profession qui se tire une balle dans le pied ». Le silence règne encore dans la librairie. Les hebdomadaires côtoient friandises, fournitures scolaires et pierres ésotériques. Albert a dû se diversifier pour compenser la baisse des ventes de journaux.

L’Echo

Albert, avec son sourire espiègle, vend du papier, mais aussi du rêve : les ventilateurs de la machine de la loterie nationale se sont enclenchés. Albert ne joue pas. Ses clients, en revanche, tentent de plus en plus souvent leur chance. La monétisation du hasard n’a jamais été aussi lucrative. Chaque fois qu’Albert vérifie un billet de loterie, une mélodie, souvent triste, parfois joyeuse, suit le résultat. Les grandes victoires sont rarissimes mais la défaite ne semble pas décourager les clients qui rejouent presque toujours dans la foulée. 2.500.000 €, 6.600.000 €, 51.000.000 €. Les montants astronomiques agacent Albert. « Je vends du rêve mais je préfèrerais me limiter au concret ».

Het Laatste Nieuws

Derrière le comptoir, en surimpression des paquets de cigarettes aux images affreuses, il assure aussi la conversation. La librairie sert d’écho à la pluie et au beau temps. « Je me demande si on a d’abord inventé la météo ou la conversation… ». Malgré ce rôle social, Albert n’apprécie pas les ragots. Une cliente un peu curieuse lui demande ce qu’il y a de neuf et il rétorque : « Je ne sais pas moi, ouvrez un journal pour le savoir ! »

La Dernière heure

La mélodie de la défaite résonne encore. Le client rejoue. Un petit garçon tente de convaincre sa mère de lui acheter le magazine Lego Ninjago. Une vieille dame fardée feuillette le Ciné Télé-Revue. La chance, en partant, m’a dit qu’elle reviendrait. 

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