Ce soir, on se la colle !


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Lola Fonta et Nicolas Gobiet

Photos : Nicolas Gobiet

Papier blanc et lettres noires. Un groupe de liégeoises se presse sur les pavés. Seaux à la main. Pinceaux dans les poches. Les colleuses tapissent les murs gris de la ville. Un ouvrage de l’ombre pour jeter la lumière sur l’obscurantisme sexiste.

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Vingt-et-une heures tapantes. À deux foulées du Palais des Princes-Évêques, huit femmes se réunissent. Elles ne se connaissent pas. Autour de la table, l’âge varie. Les parcours aussi. La plupart colle pour la première fois. Pourtant, elles n’hésitent pas à franchir la porte en bois et les dédales menant au lieu du rendez-vous. Au cœur d’une étroite pièce, Céline Chariot les accueille. Pull à capuche vissé sur les épaules, elle est l’organisatrice de la formation. Rompue à l'exercice, l’illégalité ne l’effraie pas. « On accroche juste des feuilles de papier. Au regard des violences sexistes subies quotidiennement, je ne crois pas agir violemment ». Photographe et performeuse le jour, colleuse la nuit. Elle chérit les effets libérateurs de cet acte militant et donne la possibilité à d'autres de s'en emparer. La formation débute et étouffe le craquement silencieux du parquet. Du fond d'un archaïque couloir, des voix féminines résonnent. 

«On ne se taira plus »

Pas de collage sans slogans incisifs. D’amples feuilles blanches maculées de lettres noires s'étalent sur la table. Après une discussion collective sur le choix des slogans, place à l’assemblage. Sur un banc, l'animatrice mélange la potion maîtresse de leur arsenal. Le doux fumet d’une pizza se mêle à l’odeur âcre de la mixture. Nul besoin d'être un·e chimiste. La recette, à base d'eau et de colle à tapisser, s'avère rudimentaire et financièrement accessible. «Quand vous préparez de la colle, elle ne doit pas devenir trop liquide. Sinon ça vous coule dans les manches », précise l'artiste, bâton en main et poigne énergique. Seule la pratique permet de connaître quelques tuyaux nécessaires. « Au début, je perdais beaucoup de temps. À force, j'accumule des astuces : préparer en amont tous les mots, prendre plusieurs pinceaux ». Le collage doit rester rapide et discret. « Avec ces infos, les filles peuvent partir en autonomie », explique la meneuse expérimentée. 

« Mon travail exige un casier judiciaire vierge. Je suis peut-être folle de me lancer là-dedans mais ça reste important à mes yeux »


« I, T, V, A, S, F, E... »  Dans une pièce adjacente, Jeanne* scande des lettres à voix haute tandis que Manon* pioche parmi les caractères épandus devant elles. Le tandem apprécie la dynamique de groupe et de partage. « Se lancer à plusieurs donne du courage. Certaines pratiquent depuis longtemps, elles savent comment procéder. On se réjouit d'apprendre de leurs expériences », assure Manon, étudiante à Liège. Jeanne, travailleuse dans une ASBL d'éducation permanente, abonde : « Seules, sans connaissances, on prend plus de risques ».

La manœuvre prend des allures d’opération commando. Un duo sélectionne les lettres. Un autre assemble les feuilles entre elles. Les caractères s'apposent et des phrases se forment : « Ta mère, tu la siffles ? » ou encore « On ne se taira plus ». Derrière ses lunettes, Jeanne affiche des yeux rieurs. Une gaieté qui traduit l'énergie débordante de ses convictions. Elle s'engage pour briser ce silence : « J’avais vu deux films sur le collage. Ils donnent vraiment envie de s'y investir et de reprendre la parole qu'on nous vole au quotidien »  

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Le froissement des papiers accompagne les conversations et les confidences. Christine* exprime sa colère. Celle qui l'a poussée à passer la porte de l'atelier. Sous sa frange, se tient une femme forte et confiante, à la voix asssurée. Elle se présente comme « une mère désenfantée par la complicité de la justice et de son ex-agresseur ». Avec Charlotte*, une assistante sociale au tempérament plus timide mais non moins déterminée, les doyennes du groupe apprennent le collage pour dénoncer la prise en charge des mères et des enfants par les institutions d'aide à la jeunesse. « On souhaite créer un collage nous-mêmes. Pour les mamans, aller coller des mots sur cette institution et se dire : des travailleurs le verront. Ça peut leur donner de la force », affirme Charlotte. Un coup d'œil sur les murs pour ouvrir les yeux des passants. « Je colle pour signifier ma colère, informer l'opinion publique et donner de la reconnaissance aux mères » , appuie Christine. L’intention se veut louable mais pas dénuée de risques.

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Placarder des slogans féministes en pleine rue n'enchante pas tout le monde. Avant le départ, Céline Chariot rappelle la nature de l’action : « On va commettre de la désobéissance civile ».  Sans autorisation communale, l'affichage illicite sur l'espace public reste interdit, et passible d'amende.  

Derrière sa silhouette longiligne et sa voix au timbre doux et rassurant, la photographe cumule une solide expérience. Le crayon noir maquillant ses yeux souligne son regard bienveillant. Elle prodigue d’éparses conseils aux novices et répond à toutes les interrogations. « Collez vite et discrètement. S’il se passe quoi que ce soit avec des hommes, on ne s’emballe pas. Je ne veux pas me faire agresser », prévient la leadeuse. De l’autre côté de la pièce, une participante s'inquiète : « C'est quoi la meilleure attitude dans ces situations ? Les ignorer ? ». « J’avise au feeling. Avec plein de monde autour de moi, je vais me permettre de répondre. Toute seule la nuit, je ferme ma gueule. Ce soir, on va y aller cool. Et si les flics nous arrêtent, je me porte responsable du groupe », garantit la guide de la soirée. 

Charlotte se sent rassurée par l'encadrement : « Ce soir, je me sens à l'aise. Si jamais la police nous arrête, Céline prend la responsabilité ». Mais, pour l'assistante sociale, la peur du casier judiciaire reste une réalité. « Quand on devra mener l'action nous-mêmes, ça me tracasse davantage. Les mères qu'on accompagne ont des dossiers avec la justice. On ne peut pas se permettre d’empirer leur situation. Mon travail exige un casier judiciaire vierge. Je suis peut-être folle de me lancer là-dedans mais ça reste important à mes yeux ».

Derniers ajustements avant le départ. Les noctambules roulent les banderoles précautionneusement. L'obscurité les attend.

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« Liberté, égalité, sororité » 

Les colleuses s'engouffrent dans une nuit d’encre. Direction le quartier du Palais de Justice. Au détour d’un immeuble, une apparition fugace annonce, comme un symbole, une soirée mouvementée. Sarah Schlitz, l’ancienne secrétaire d’Etat à l’égalité des chances démissionnaire, se tient là, entourée d’amis·es. 

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Au détour d’une ruelle, un premier mur s'offre au groupe. En supervision sous sa capuche noire, Céline Chariot donne des indications. « On badigeonne d'abord le plus haut possible. On remplit de colle. Une tient les feuilles, l'autre les place dessus ».  Les pinceaux balaient vigoureusement le mur. Les rires se mêlent à cette gymnastique exigeante. La frénésie du moment complique l’exercice des débutantes. « Ah mais ce n'est pas du tout droit ! », s'étonne une des apprenties. Ses comparses la rassurent : « Très belle première fois ! »

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Pour beaucoup, placarder signifie se réapproprier l’espace public. Jeanne se lance dans l'aventure par sororité. « Je voulais donner cette énergie aux passants. Expliquer aux femmes qu’elles ne sont pas seules » , affirme la jeune femme. Le prochain spot tombe à point. La passerelle surplombant une des artères de la rue de Bruxelles. Le groupe choisit d'y afficher « Tu n'es pas seule ». «Un bon point de vue pour les automobilistes coincés dans les bouchons ! », s'amuse Lucie*. Cette passionnée de fonds marins observe avec fierté ses compagnes nocturnes se contorsionner : « Je me sens utile. De nombreuses femmes mais aussi des harceleurs verront ces messages ». Un discours qui s'appuie sur une sombre réalité. En Belgique, en 2022, d'après les chiffres de l'association Stop Féminicide, 24 femmes perdaient la vie par féminicide. Soit deux femmes par mois. Publiée en 2021 par l'UGent, l'ULiège et l'INCC, l'étude collaborative UN-MENEMAIS (Compréhension des Mécanismes, Nature, Magnitude et Impact de la Violence sexuelle en Belgique) révèle que 81% des femmes belges ont été victimes d'une violence sexuelle au cours de leur vie.

Sur le chemin, pas de répit. La troupe bat fièrement le pavé. Une colleuse grimpe sur les épaules d’une autre. Des passants dénotent la scène, amusés ou agacés par cette débandade. Un badaud les interpelle : « Vous dégradez un bien public ».  Les esprits s’échauffent et des noms d’oiseaux s’envolent dans l’air fiévreux de Liège. Lucie commente la scène : « Le collage ne touche pas uniquement les personnes qui se sentent victimes. Il interpelle aussi les responsables d’actes horribles. Il s'agit de marquer un endroit où tout le monde passe ».

 «Je voulais donner cette énergie aux passants. Expliquer aux femmes qu’elles ne sont pas seules »

Après deux slogans affichés, le sentiment de risque semble s’évaporer chez les huits femmes. Les interactions avec la police restent pourtant courantes, même si les forces de l'ordre n'interviennent pas systématiquement. « La police ne nous traque pas. Mais des gens dénoncent, appellent et demandent une intervention », raconte Céline Chariot. 

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« On colle la nuit pour que l’égalité voit le jour »

Place Saint-Lambert. Les militantes se faufilent derrière les barrières entrouvertes encerclant les travaux du tram. Malgré le voile nocturne enrobant les lieux, l'endroit les expose aux yeux de tous. Dans leur dos, les voitures défilent. Dare-dare, chacune s’attèle à sa tâche, réverbérée par les phares des automobiles. Une conductrice baisse sa fenêtre et s'égosille : « Arrête de salir la place Saint-Lambert ! » Les filles s'en amusent. Une courte distraction mise à terme par l'arrivée soudaine de la police. Le mur s’illumine d’un bleu gyrophare. Les agents hèlent le groupe et les somment d'arrêter sur le champ. Aux protestations des colleuses, une policière réplique : « Je suis une femme. Je vois ces violences sexistes. Nous ne sommes pas contre votre combat mais à partir du moment où vous dégradez une façade publique… ». « On ne peut pas fermer les yeux », ajoute son collègue. L’action s’arrête net.

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«Ils ne font qu'appliquer la loi. Mais j'ai l'impression qu'à Liège, il y a un peu plus de travail à accomplir que de venir emmerder des colleuses », grince Céline Chariot. L'artiste engagée voit seulement des bouts de papier inoffensifs : « On n’écrit jamais : “On veut brûler les hommes”. On met juste en lumière des interrogations et des problèmes que nous vivons tous les jours ». Les agents se contentent d'un contrôle d'identité. Mais la nuit s’arrête là.

Devant leur besogne inachevée, les militantes se désolent : « Il nous restait seulement trois mots ! » Pas question de laisser une phrase à moitié finie. À mains nues, elles arrachent la saillie incomplète. Les paumes et les phalanges enduites de colle, elles laissent pour seul témoin de leur passage une tâche humide sur le mur, symbole du vide laissé par leurs mots empêchés. La fin du sexisme ne s'annonce pas pour l’aube. Mais les femmes n’ont pas collé leur dernier mot.

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*Les prénoms ont été modifiés.

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